Préface au livre de titres

Les gens ne lisent plus, ou alors ils ne lisent que très peu et nous voilà très bien ainsi. On peut le comprendre. Qui, de nos jours, a le temps de prendre le temps de chercher le temps que Proust a mis tant de temps à perdre ?

            Amoureux des histoires et des mots, et lecteur assidu depuis toujours, il m’arriva pourtant un jour (puis une semaine, un mois, un an peut-être) de ne plus prendre goût à aucune littérature. Romans, nouvelles, poésie, essais… je trouvais tout d’une platitude insupportable. J’avais beau revenir à mes anciennes amours ou tenter ma chance avec l’inconnu, lire sans qu’on m’y force me semblait dénué de sens. Lire une page m’apparaissait douloureux, lire un chapitre faisait naître en moi le désir de ma propre mort.

            Mes proches parlaient de dépression. Je répondais que mon goût s’était aiguisé et que plus rien ne pouvait le satisfaire. Or, je soupçonnais (avec regret évidemment) qu’au fond, j’avais peut-être fini par ressentir naturellement ce que la quasi entièreté des gens avait compris bien avant moi : dans l’acte de lire se trouvait quelque chose de stupide.

            Pourtant, des dizaines et des dizaines de livres continuaient à vivre dans ma tête. Des livres qui n’avaient jamais été écrits. Des œuvres plus merveilleuses, bien sûr, que toutes les œuvres qu’on n’avait jamais pris la peine d’écrire.

            En mon for intérieur persistait le désir d’être auteur. Non que je me croyais mieux préparé pour ce rôle qu’un autre; je ne me sentais pas meilleur écrivain que le premier quidam venu. Ces livres imaginaires je les savais tous plus intéressants que ce que j’aurais pu écrire. Je m’interdisais donc formellement de rédiger le moindre mot. Je voulais devenir le premier grand auteur n’ayant jamais rien écrit.

            Au même moment, sans lire quoi que ce soit à ce sujet, je m’intéressais aux théories de l’œuvre ouverte, de l’œuvre multiple et de la polysémie. Une œuvre ne consiste jamais tant en ce que l’auteur écrit qu’en ce que le lecteur en fait. Dans chacun de vous s’incarnent plusieurs lecteurs. Faites l’expérience, lisez un livre, perdez-le quelque temps, retrouvez-le, lisez-le à nouveau. Vous voilà devenu un nouveau magicien avec, en main, un nouveau grimoire.

            De chaque lecture naît une œuvre différente. Le nombre des possibilités est incalculable, mais ne voyez pas là une raison pour ne pas tenter d’en faire plus. Si l’œuvre écrite permet des milliers d’interprétations différentes, l’œuvre qui ne l’a pas encore été en offre infiniment plus.

            On peut lire Madame Bovary de bien des façons, mais le fait que le roman ait véritablement été écrit rend impossible certaines lectures. Ce n’est pas le cas pour Être Sam St-Germain, un roman dont j’ai eu l’idée du titre un jour, mais surtout un roman que j’ai choisi de ne jamais écrire. Ainsi, Être Sam St-Germain devient infiniment plus riche en possibilités que l’œuvre de Flaubert en entier, ou celui de n’importe quel autre auteur ayant un jour commis l’erreur d’écrire.

            Je pourrais écrire un roman. Je m’en sais capable. Je pourrais prendre une histoire, la mettre en mots, tenter de lui donner un sens, puis la lancer dans la fosse aux lecteurs, laissant les fauves la déchiqueter en mille et un sens avec leur esprit dégoulinant de bave. Mais cela ferait de moi un auteur coupable. Coupable de ne pas avoir laisser l’œuvre vivre cent mille millions de vies sans même exister. Coupable d’avoir rendu impossible une infinité de significations.

            « J’écrirai donc un livre de titres » me suis-je dit, « et je l’intitulerai J’écrirai un livre de titres, ». L’idée me semblait bonne. Certains titres qui y figurent ont malheureusement déjà un lien avec mes œuvres mortes ou mes œuvres en chantier (qui doivent le rester). Les meilleurs titres demeurent liés à rien. Libre à vous d’en faire ce que vous voulez. Mais je vous conseille de conserver à ces livres leur état hypothétiques. Gardez-vous bien de les écrire, vous le regretteriez.

            Voici mon recueil, j’en suis l’auteur, cependant, je n’ai rien écrit. Alors, lorsqu’à Noël une vielle tante ou, en fin de mois, un conseiller du centre d’emploi me demandera : « Toi, auteur ? As-tu publié ? », je répondrai : « Mon œuvre compte plus d’une soixantaine de titres. Et si vous y mettez l’effort qu’il faut, vous y trouverez exactement ce que vous cherchiez ».

Bon. Il est temps de retourner à cette stupide page d’accueil